Ma chère Yvonne
Colombey-les-Deux-Églises, le 14 juin 2020
Ma chère Yvonne,
Une fois n'est pas coutume, j'ai décidé de sortir de ma réserve. Il paraît que c'est l'année de mes anniversaires et autres commémorations, alors j'en profite. On me dit que mon jeune successeur s'exprimera ce soir devant les Français. A-t-il choisi cette date à dessein ? Je ne sais pas, mais toujours est-il qu'il y a exactement soixante ans, ce même jour, le 14 juin 1960, je prononçai une allocution depuis l'Élysée, retransmise par la magie de l'ORTF. J'étais, je l'avoue, légèrement grisé par cette découverte encore récente : par millions, les Français regardaient de Gaulle sur l'écran en l'entendant sur les ondes. Vous vous en souvenez probablement, dans ces moments où je devais m'adresser aux Français, je ne cessais de me ressourcer à votre présence bienveillante et discrète. J'étais président de la République depuis 18 mois, le fidèle Debré tenait la barre à l'Hôtel de Matignon et dirigeait le gouvernement avec une opiniâtre efficacité. Il faut bien dire que la période était troublée. La guerre froide faisait rage et surtout l'affaire algérienne nous empoisonnait. En janvier 1960, j'avais dû durcir le ton face aux agités de l'Algérie française qui avaient une nouvelle fois semé les ferments de la division. Ériger des barricades à Alger, quelle idée ! Il était grand temps que cessent ces jeux dangereux.
Mais la France, ma foi, tenait son rang. Cette année-là, moi, général de Gaulle, j'assistai à l'explosion de la première bombe atomique française au milieu du Sahara. Bientôt, nous ferions jeu égal avec les États-Unis et l'URSS. Notre industrie nationale allait profiter d'une énergie bon marché et d'origine française. Après les années de guerre et de reconstruction, les Français goûtaient enfin les fruits de leur labeur. En 1960, nos économistes avaient prévu une croissance de 8% et le chômage ne dépasserait pas les 1,5%. Tout au plus 200 ou 300 000 chômeurs, les statistiques nationales n'étaient pas bien fiables. Autant dire que les tensions internationales et les soubresauts de la décolonisation étaient largement compensés par une sorte d'euphorie économique. Les Français, oublieux du monde extérieur - n'étaient les jeunes conscrits dont la mère patrie avait grand besoin sur le sol algérien - avaient soif de rattraper les années perdues. Ils entraient alors en masse dans la société de consommation venue tout droit d'une Amérique sûre d'elle-même. En ce temps-là, nos compatriotes pouvaient doubler leur niveau de vie en une décennie.
Bref, ma chère Yvonne, nul besoin de m'étendre davantage : je n'envie pas mon jeune successeur. Aussi talentueux soit-il - c'est du moins ce qu'on murmure ici-haut - le monde s'est emballé comme un cheval fou. Et croyez le cavalier qui perdure en moi. Avec un animal qui a perdu la raison, rester en selle est une chose, mais diriger sa monture là où on voudrait la mener en est une autre. Il semble d'ailleurs que le monde ne soit pas le seul à avoir perdu sa boussole. Les Français semblent, encore une fois, céder à leur vieux penchant pour le pessimisme et la désunion. Souvenez-vous de ce que je disais il y a soixante ans :
Il était une fois un vieux pays, tout bardé d'habitudes et de circonspection. Naguère le plus peuplé, le plus riche, le plus puissant de ceux qui tenaient la scène, il s'était, après de grands malheurs, comme replié sur lui-même. Tandis que d'autres peuples allaient croissant autour de lui, il demeurait stationnaire. (...) Dans le doute et l'amertume que cette situation lui inspirait vis-à-vis de lui-même, les luttes politiques, sociales, religieuses, ne laissaient pas de le diviser. Enfin deux guerres mondiales l'ayant décimé, ruiné et déchiré, beaucoup dans le monde se demandaient s'il parviendrait à se ressaisir.
Je poursuivais en rappelant aux Français tout ce qu'ils avaient collectivement accompli depuis la Libération et en les exhortant à poursuivre leurs efforts :
Car il s'agit de transformer notre vieille France en un pays neuf et de lui faire épouser son temps. Il s'agit qu'elle en tire la prospérité, la puissance et le rayonnement. Il s'agit que ce changement soit notre grande ambition nationale. Étant le peuple français, il nous faut accéder au rang de grand État industriel ou nous résigner au déclin. Notre choix est fait. Notre développement est en cours. Ce qu'il vise, c'est, tout à la fois, le progrès de la puissance française et celui de la condition humaine. (...) Cela veut dire que, dans vingt ans, la France, à moins de catastrophe, sera deux fois plus prospère qu'à présent. Cela veut dire aussi qu'un jeune couple, à qui est né un bébé ce matin, a toutes chances que son petit garçon quand il sera père à son tour, se trouve deux fois plus à l'aise que ne le sont aujourd'hui ses parents.
J'avoue qu'à l'époque je m'embarrassais fort peu de faire mention dans la même phrase "de sa petite fille quand elle sera mère à son tour". Passons, là n'est pas l'essentiel. Vous remarquerez que mon jeune successeur parle beaucoup, lui aussi, de transformation. Mais toujours, je me suis efforcé de parler aux Français beaucoup moins d'eux-mêmes que de la France. Vous le savez, ma chère Yvonne, me gardant de dresser ceux-ci contre ceux-là, de flatter telle ou telle catégorie, je m'efforçais au contraire de rassembler les cœurs et les esprits sur ce qui leur était commun, de faire sentir à tous qu'ils appartenaient au même ensemble, de susciter l'effort national. Seul m'importait de leur transmettre le grand dessein de la France, la perspective lointaine mais concrète où chacun peut imaginer tout à la fois sa contribution et loger son espérance d'une vie meilleure. En chaque occasion de parler aux Français les yeux dans les yeux, je visais à montrer où nous en étions collectivement devant le problème du moment, à indiquer comment nous pouvions et devions le résoudre, à exalter notre volonté et notre confiance d'y réussir.
Je crois comprendre que mon jeune successeur entretiendra les Français des suites de cette épidémie que l'on dit terrible. Oserai-je vous dire que j'ai connu pire ? Mais là n'est pas la question. L'impatience et la perte de repères des Français m'inquiètent bien davantage. Il faut sans tarder leur donner une perspective d'avenir, et pas seulement leur parler d'ouverture des restaurants et de vacances d'été.
N'être plus de ce monde, comme je le suis depuis bientôt cinquante ans et avoir traversé autant d'épreuves me donne, vous en conviendrez, un avantage bien disproportionné sur les gouvernants de 2020. Si je ne devine pas l'avenir, j'ai eu tout loisir d'observer les étrangetés des temps dits modernes. L'époque héroïque de la guerre est loin et les jours heureux reviendront, à n'en pas douter. Encore faudrait-il mobiliser à cet effet les ressorts éternels de l'âme française. Pour conclure, vous me pardonnerez, ma chère Yvonne, d'avoir l'indélicatesse de me citer une dernière fois, dans l'attente curieuse de l'allocution qui viendra dans quelques heures éclairer (ou non) les Français : " ... seules de vastes entreprises sont susceptibles de compenser les ferments de dispersion que (le) peuple (français) porte en lui-même...".