3ème acte : le même monde, en un peu pire ?
Dépressifs, passez votre chemin. Un jour ou l'autre, vaccin et/ou traitement à l'appui, cette crise sanitaire sera derrière nous. Certains garderont le souvenir douloureux de parents ou d'amis infectés par le virus. Tous auront en mémoire, sentiment détestable, d'avoir vécu sous cloche pendant deux mois. Des flashes récurrents nous feront douter de la réalité. Rues silencieuses et désertes. Silhouettes fantomatiques et mutiques sous leurs masques. Vitrine poussiéreuse d'un fleuriste qui affiche pour l'éternité la saint Mathilde. Incrédulité quotidiennement renouvelée au moment de remplir une attestation de déplacement dérogatoire, formulaire pré-carcéral dont seule la toute-puissante administration française a le secret.
Mais il ne fait pas de doute que nous n'avons encore rien vu. Dans quelques semaines ou quelques mois, une triple crise prendra le relais de la crise sanitaire : économique (récession, faillites...), sociale (plans sociaux, licenciements, chômage de masse...) et budgétaire, la capacité d'endettement de la France n'étant pas illimitée. La privation de nos libertés fondamentales pourrait alors paraître presque douce. A la différence de la crise sanitaire, la crise qui vient sera durable et attaquera la structure de la société française. Des entrepreneurs, artisans, commerçants verront le fruit d'années de labeur réduits à néant sans que la qualité de leur gestion n'y soit pour rien. De jeunes diplômés ne comprendront pas pourquoi leurs études ne débouchent pas sur un emploi stable. Les moins qualifiés verront leur probabilité d'insertion s'évanouir. Des salariés dont l'entreprise allait bien deviendront chômeurs. Tous douteront.
Certes, ce scénario pessimiste n'est pas certain. Mais, en regardant autour de soi, chacun peut l'imaginer. Sa probabilité, parmi d'autres scénarii envisageables[1], impose d'en considérer les conséquences politiques.
Première étape. Le retour des passions tristes, dont on voit poindre les prémisses. A la peur de la pandémie succèdera la méfiance sociale généralisée. Déjà transpire le ressentiment à l'égard des "nantis" (dénonciation de ceux qui ont pu se réfugier dans leur résidence secondaire, jalousie envers ceux qui ont un emploi stable, volonté de taxer les riches...). Des soignants sont accusés de propager la maladie, comme l'ont rappelé les détestables lettres anonymes et menaces contre des infirmières. La défiance, ce mal si français, sera réservée aux tièdes. Viendra le temps de la colère, passion sourde à ses propres contradictions. Nos gouvernants, accusés aujourd'hui de n'avoir pas su protéger la population de l'épidémie (manque de masques et de lits de réanimation), seront accusés demain de l'avoir trop protégée en la confinant. "Ils" ont précipité le pays dans la récession, "ils" doivent payer. Déjà, 63 plaintes contre des ministres ont été déposées auprès de la Cour de justice de la République pour dénoncer leur gestion de la crise du coronavirus. Verra-t-on fleurir des plaintes pour destruction du tissu économique ? Nul doute que la colère sociale prendra des formes radicales, dont les scènes d'émeutes urbaines de 2005 dans les banlieues ou de 2019 dans les rues de Paris donnent un avant-goût.
Deuxième étape. Sur ce terreau, la convergence des victimes collatérales de la crise sanitaire serait désastreuse. Aussi hasardeuse que soit la comparaison, elle est dans tous les esprits : c'est l'Allemagne des années vingt, avec son cocktail explosif d'hyperinflation, de chômage de masse et d'humiliation collective. A bas bruit, les populistes se frottent les mains, tant les faits semblent leur donner raison : contre les virus allogènes, fermons les frontières. Chacun chez soi, et vive le localisme. Vivre, travailler et produire au pays. Relocalisons. La terre ne ment pas. Avec une belle unanimité, les partis de gouvernement entonnent la même chanson, sans se rendre compte du piège dans lequel ils se précipitent. L'illusion populiste est régressive et ses pseudo-solutions nocives. Mais son pouvoir de séduction est contagieux, tant elle sait réduire la complexité du monde à une simple et unique matrice explicative. En période "normale" le discours populiste se disloque contre le mur de la réalité et Marine Le Pen ne passe pas le second tour de la présidentielle. Avec un chômage à 15% et un pays fracturé, qu'en est-il ?
La campagne présidentielle de 2022 débute dans 18 mois. D'ici là, une priorité s'impose : éviter que la crise économique ne se transforme en crise sociale et politique. En d'autres termes, que la récession n'entraîne la désagrégation sociale dans un climat insurrectionnel. Dans 18 mois, la mémoire de l'épidémie se sera estompée et peu de Français seront reconnaissants au gouvernement de les avoir protégés. Les morts évités ne sont pas une clientèle électorale fiable. Mais surtout, 18 mois ne suffiront pas pour retrouver le niveau de croissance de 2019. A titre de comparaison, l'économie française avait mis trois ans pour récupérer de la crise financière de 2008, bien moins brutale et profonde. Alors que faire ?
Limiter les dégâts. Cette crise n'est ni une crise écologique, ni une crise du capitalisme, ni une crise de la mondialisation. Pour paraphraser Camus, l'urgence n'est pas de construire le monde d'après, mais d'empêcher que celui dans lequel nous sommes ne se défasse[2]. L'urgence économique et sociale est donc une priorité absolue. Les bonnes idées foisonnent, dont les plus structurées nous semblent émaner des Gracques[3]ou de l'Institut Montaigne[4]. Entre autres mesures structurelles, il est indispensable de restaurer la compétitivité d'entreprises qui auront durablement moins de recettes, davantage de charges et une plus faible productivité du fait des précautions sanitaires. Comment ? En abaissant leur point mort par la diminution des impôts de production, ces prélèvements qui pèsent sur le chiffre d'affaires avant même le premier euro de bénéfices[5]. En matière sociale, le maître mot devrait être la souplesse pour gagner en réactivité sur le marché du travail (faciliter le recours aux contrats courts, le prêt collectif de main d'œuvre, les plans de restructuration, le recours aux opérateurs privés de placement de chômeurs, le travail sur les plateformes...) tout en accompagnant ceux que le modèle français protège peu (indépendants, professions libérales...).
Bâtir un récit positif de l'avenir. L'élection présidentielle de 2017 a pulvérisé les vieux partis. Dispersés façon puzzle, ils ne se sont pas encore remis du choc et n'ont pas réussi à énoncer un projet de société suffisamment crédible pour revenir dans le jeu, comme leur effondrement aux élections européennes de 2019 l'a montré. Plus inquiétant, le parti majoritaire n'a pas non plus réussi (mais l'a-t-il seulement sérieusement voulu ?) à structurer de corpus idéologique digne de ce nom. On comprend pourquoi, tiraillé entre des courants internes et des électeurs très divers, étourdi par les fulgurances intellectuelles du Président, désorienté par les réponses de court terme aux crises qui se succèdent depuis 2017, parfois aux antipodes de la ligne politique annoncée. Plus que jamais, les Français ont besoin qu'on leur dise pour quel destin collectif on leur demande de se mobiliser. Quel est le projet qui guide l'action de leurs gouvernants ou de ceux qui aspireraient à les gouverner, et qui ne sera pas remis en cause à la moindre bourrasque ? Retrouver le sens de l'histoire est indispensable. 2030, avec comme objectif de coupler transition écologique et retour à la prospérité, pourrait être cet horizon. Certains experts pensent - avec des arguments très recevables - que concilier ces deux objectifs est impossible. Qui osera enfourcher le tigre ?
Nota bene : le titre de cet article est adapté d'un texte de Michel Houellebecq ("Nous ne nous réveillerons pas, après le confinement, dans un nouveau monde ; ce sera le même, en un peu pire."). France Inter, 4 mai 2020. https://www.franceinter.fr/emissions/lettres-d-interieur/lettres-d-interieur-04-mai-2020
[1]Voir à ce sujet les travaux prospectifs de Futuribles, dont deux scenarii post-Covid-19 sur les quatre étudiés vont dans ce sens. https://www.futuribles.com/fr/document/crise-du-covid-19-esquisse-de-scenarios-a-lhorizon/
[2]"Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu'elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde se défasse." Albert Camus, discours de réception du prix Nobel de littérature, 1957.
[3]http://lesgracques.fr/reussir-la-reprise-des-le-troisieme-trimestre/
[4]https://www.institutmontaigne.org/publications/rebondir-face-au-covid-19-relancons-linvestissement
[5]72 milliards d'euros, montant sept fois plus élevé qu'en Allemagne Voir à ce sujet la note du Conseil d'analyse économique, 2019. http://www.cae-eco.fr/Les-impots-sur-ou-contre-la-production