2ème acte : une jeunesse à marée basse
Quand on parle de protéger en priorité "les plus vulnérables", on pense spontanément aux personnes fragiles sur le plan physique (vieux, malades, handicapés...), social (mères célibataires, personnes aux minima sociaux, SDF, petite enfance...) ou économique (chômeurs, travailleurs pauvres ou précaires...). Urgence oblige, c'est vers eux que s'est logiquement portée l'attention du gouvernement pendant la crise sanitaire. Mais l'arrêt brutal de l'activité économique pendant deux mois va précipiter une autre catégorie de Français dans la vulnérabilité : les jeunes (pour simplifier, nous parlerons de la tranche d'âge de 15 à 29 ans).
La crise financière de 2008-2009 nous apprend que les jeunes payent un lourd tribut à la récession. Il ne devrait malheureusement pas en être autrement une décennie après. Trois réflexions à ce sujet.
Génération sacrifiée ? Au moment où le pays connaît une croissance en chute libre et un chômage qui augmente, décrocher un premier emploi devient un exploit. Le temps d'insertion dans l'emploi de la "génération Lehman Brothers" a explosé. En 2010, le nombre de jeunes de moins de 25 ans qui cherchaient un emploi depuis plus d'un an avait augmenté de 72% par rapport à 2008. Cette génération conserve les stigmates de son entrée laborieuse dans la vie active. Après sept ans de vie active, les jeunes sortis du système scolaire en 2010, diplômés ou non, ont connu une progression de salaire de 19% contre 38% pour la génération 1998[1]. Les diplômés de l'enseignement supérieur de 2010 accèdent aussi plus difficilement au statut de cadre que leurs aînés. Le temps perdu ne se rattrape pas. Pire encore, cet effet se cumule à une malédiction bien française, puisqu'il faut plus de six générations pour qu'une personne du bas de la distribution des revenus rejoigne la moyenne[2]. Parmi les pays de l'OCDE, seule la Hongrie fait pire.
Coup de pouce. Malgré tous leurs défauts et les effets d'aubaine pour les employeurs, les programmes du type "emplois aidés" peuvent, sous certaines conditions, être efficaces. Durant le précédent quinquennat, la recherche sur le sujet avait montré que les jeunes en "emplois d'avenir" atterrissaient dans un emploi durable (CDI, CDD de plus de six mois, titularisations dans la fonction publique et emplois de travailleur indépendant) moins fréquemment que ceux qui n'en n'avaient pas bénéficié. Les collectivités ou associations qui les employaient n'investissaient pas dans le développement de leurs compétences et les employeurs potentiels du secteur privé jugeaient - à tort ou à raison - que ce type d'expérience n'envoyait pas un signal positif d'employabilité. La réforme récente du dispositif, avec le renforcement de l'obligation d'accompagnement et de formation de la part de l'employeur et l'ouverture au secteur privé, a visiblement changé la donne. Selon les chiffres du ministère du Travail[3], en 2018, 70% des personnes issues d'un emploi d'avenir dans le secteur privé ont décroché un emploi durable.
Du concret, vite ! Les "jeunes" ne sont pas une population homogène. Par temps calme, le diplôme reste l'indicateur le plus fiable de l'avenir professionnel. Comme le rappellent Laurence Boone et Antoine Goujard dans un excellent article de Futuribles[4], l'écart de taux d'emploi entre les moins diplômés et les diplômés du supérieur a augmenté de plus de 10% pour les 25-29 ans entre 2003 et 2019. Cinq diplômés de l'enseignement supérieur sur six sont en emploi ou en formation une année après l'obtention de leur diplôme, dans la moyenne de l'UE. L'insertion des jeunes issus de la formation professionnelle est plus difficile (33% ne sont ni en emploi ni en formation dans l'année qui suit leur sortie d'école). Mais les jeunes "hors système" sont les plus durement touchés : deux sur trois ne sont ni en emploi ni en formation après avoir quitté le collège/BEP/CAP sans diplôme. La catégorie des jeunes déscolarisés, au chômage ou inactifs et qui ne suivent aucune formation (les NEET, Not in education, employment or trainingdans la terminologie de l'OCDE) connaît une légère baisse depuis 2016, mais leur nombre reste désespérément élevé. Plus de 16% de la classe d'âge 15-29 ans[5], soit 1,15 million de jeunes, sont dans cette situation. On estime que la moitié sont installés dans cette spirale du vide depuis plus d'un an. Pour ceux-ci, aucun doute : la crise qui vient rendra leur insertion dans le marché du travail encore plus insurmontable. Un plan d'urgence pour les former à des métiers "concrets" s'impose. Il existe de remarquables dispositifs publics ou privés pour cela. Les écoles de la seconde chance, les EPIDE (Établissements pour l'insertion dans l'emploi), le service militaire adapté accompagnent avec succès des cohortes de jeunes décrocheurs. Depuis 2018, la loi facilite la création de centres de formation à l'apprentissage par les entreprises. Mais l'apprentissage, qui était sur une dynamique positive (près de 500 000 apprentis en 2019, en progression de 16%), va souffrir. Quelle que soit la qualité de l'accompagnement et de la formation, il y aura moins d'activité et moins d'entreprises disposées à accueillir des jeunes sans expérience. Le gouvernement annonce avec raison qu'il va porter une attention particulière aux jeunes dans le cadre du plan de relance (soutien financier et aide à l'insertion professionnelle). Mais il ne faut pas attendre et alléger massivement les charges sociales et fiscales pour les employeurs : c'est dès maintenant que se joue la bataille de l'emploi des jeunes.
Ils ont résisté au virus, mais le second acte s'annonce rude. A l'exception de l'éphémère parenthèse Nuit debout en 2016, les jeunes se sont largement tenus à l'écart des derniers soubresauts sociaux, gilets jaunes et autres grèves contre la réforme des retraites. En sera-t-il de même demain, quand, au brouillard du champ de bataille, succédera une marée basse à durée indéterminée, celle du chômage de masse ? Et que la facture d'une dette colossale leur sera présentée, qui pèsera encore sur leurs épaules en 2050 ? Bienvenue dans le monde d'après.
[1]Cereq - Enquête génération 2010. https://www.cereq.fr/sites/default/files/2019-10/Bref 382-web_2.pdf
[2]OCDE, 2018. http://www.oecd.org/fr/social/l-ascenseur-social-en-panne-comment-promouvoir-la-mobilite-sociale-bc38f798-fr.htm
[3]Dares - Les contrats aidés en 2018: https://dares.travail-emploi.gouv.fr/IMG/pdf/dares_resultats_contrats_aides_en2018.pdf
[4]La France, les inégalités et l'ascenseur social, Futuribles, novembre-décembre 2019.
[5]Source: OCDE, 2018. https://data.oecd.org/fr/youthinac/jeunes-descolarises-sans-emploi-neet.htm